mardi 1 octobre 2013

Le concept d’« apprentissage tout au long de la vie »

Le territoire, terreau de l'apprentissage tout au long de la vie*



Le concept d’« apprentissage tout au long de la vie » reste mal défini. Que nous apprenions durant toute la durée de notre vie apparaît comme une évidence. De nos premiers pas, de nos premiers mots jusqu’à notre âge le plus ancien, nous faisons des expériences nouvelles, acquérons des savoirs nouveaux et de nouvelles compétences.

Cette façon que nous avons d’apprendre, nous en sommes presque aussi inconscients que du fait de respirer. Assurément nous apprenons aussi à l’école, dans l’entreprise, à l’université, et dans les établissements de formation ; mais même dans ces lieux institués de formation et d’apprentissage, ce que nous apprenons de véritablement important n’a souvent rien à voir avec les programmes officiels. Nous expérimentons des situations, nous acquérons des habiletés, nous mettons à l’épreuve nos émotions et nos sentiments dans l’« école » la plus effective qui soit : l’« Université de la vie » (Field, 2000 : VII). Ainsi apprenons-nous et nous formons-nous dans les conversations avec les amis, en regardant la télévision et en lisant des livres, en feuilletant des catalogues ou en surfant sur Internet, aussi bien que lorsque nous réfléchissons et que nous faisons des projets. Qu’importe si cette façon de nous former est triviale ou recherchée : nous ne pouvons rien changer au fait que nous sommes des apprenants « au long cours » de la vie.

Dans les débats des trente dernières années concernant la politique de la formation – et particulièrement dans ceux de la dernière décennie – le concept d’apprentissage tout au long de la vie a pris une dimension stratégique et fonctionnelle. C’est à lui que l’on a recours pour définir les missions de formation des sociétés postmodernes. Le document européen le plus important concernant la politique de la formation, le « Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie », ratifié en mars 2000 à Lisbonne par la Commission européenne, précise ainsi : « L’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning) n’est plus seulement un des aspects de l’éducation et de l’apprentissage ; il doit devenir le principe directeur garantissant à tous un accès aux offres d’éducation et de formation, dans une grande variété de contextes d’apprentissage »[1]

Deux raisons principales sont évoquées pour justifier cette affirmation :

  • « L’Europe est devenue une société fondée sur la connaissance et l’économie. Plus qu’auparavant, l’accès aux informations et aux connaissances les plus récentes, ainsi que la motivation et les savoirs nécessaires à l’utilisation intelligente, personnelle et collective de ces ressources, deviennent la clé de la compétitivité européenne, elles sont également bénéfiques à l’employabilité et à l’adaptabilité de la force de travail.
  • Les Européens vivent actuellement dans un monde social et politique complexe. Beaucoup plus qu’auparavant, les individus veulent planifier leurs vies, ils espèrent contribuer activement à la société et ils doivent apprendre à vivre positivement dans leur diversité culturelle, ethnique et linguistique. L’éducation, dans son sens le plus large, est la clé pour apprendre et comprendre comment relever ces défis »[2]

Cette double motivation, si elle restreint le concept à sa seule dimension fonctionnelle, permet cependant d’en préciser la définition. Le Mémorandum stipule clairement que l’éducation tout au long de la vie concerne toutes les activités significatives d’apprentissage qu’il récapitule ainsi :

  • « Les processus d’apprentissage formels qui ont lieu dans les institutions de formation classiques et qui sont généralement validés par des certifications socialement reconnues.
  • Les processus d’apprentissage non formels qui se déroulent habituellement en dehors des établissements de formation institutionnalisés – sur le lieu de travail, dans des organismes et des associations, au sein d’activités sociales, dans la poursuite d’intérêts sportifs ou artistiques.
  • Les processus d’apprentissage informels, qui ne sont pas entrepris intentionnellement et qui « accompagnent » incidemment la vie quotidienne. »[3]

L’intérêt de cette nouvelle compréhension du concept d’éducation réside dans la mise en synergie de ces différents modes d’apprentissage. L’apprentissage ne doit pas être seulement et systématiquement élargi à toute la durée de la vie. Il doit également se dérouler « lifewide », c’est-à-dire être généralisé à tous les domaines de la vie, pour que se mettent ainsi en place des environnements d’apprentissage où les différents modes d’apprentissage trouvent à se compléter organiquement. « La dimension du “lifewide learning” (éducation embrassant tous les aspects de la vie) met l’accent sur la complémentarité entre apprentissages formels, non formels et informels »[4]

Ainsi entendue, l’éducation tout au long de la vie semble répondre à une nécessité économique et sociale de premier plan. Et elle ne concerne pas seulement les élites traditionnelles mais tous les membres de la société. Le Livre blanc de l’éducation tout au long de la vie, publié par le ministère de l’éducation anglais en 1998, affirme dans son propos central : « Pour faire face au changement rapide et au défi de l’âge de l’information et de la communication, nous devons nous assurer que les gens puissent retourner apprendre tout au long de leur vie. Nous ne pouvons pas compter sur une seule petite élite, quel que soit son haut degré d’éducation. En revanche, nous avons besoin de la créativité, de l’esprit d’entreprise et de l’instruction de tous. »[5]

Le « concept nouveau » d’éducation tout au long de la vie est révélateur d’un phénomène sociétal que le chercheur en sciences de l’éducation John Field a appelé « le nouvel ordre éducatif » (Field, 2000, p. 133 et suivantes). Apprendre prend une signification nouvelle : pour la société toute entière, pour les institutions éducatives et pour les individus. Cette reconfiguration ne va pas sans contradiction interne : le nouvel apprentissage vient d’abord s’inscrire dans un cadre économique et politique, dont les objectifs sont la compétitivité, l’employabilité et l’adaptabilité des « forces de travail ». En même temps, la liberté biographique de planification et l’engagement social des individus doivent en sortir renforcés. L’éducation tout au long de la vie peut ainsi apparaître sous un double aspect d’« instrumentalisation » et d’« émancipation ».


En raison des sens multiples attachés aux concepts d’éducation et de formation tout au long de la vie, un bref éclaircissement notionnel nous semble utile. Il nous permettra en même temps de préciser le point de vue que nous adoptons pour cette analyse.


Les concepts de formation et d’apprentissage, qui ont chacun leur champ sémantique et leur tradition théorique, ne peuvent être systématiquement discutés et délimités l’un par l’autre. Dans la suite de ce texte, ils seront employés l’un et l’autre et leur signification sera spécifiée en fonction du contexte. 

Globalement, on peut différencier le concept plus « restreint » d’apprentissage en tant qu’il se rapporte à des activités ciblées d’acquisition de savoirs et de savoir-faire et le concept plus large de formation qui tend généralement à se rapporter à des processus qui englobent des activités d’apprentissage, les inscrivent dans des figures individuelles et collectives de développement personnel. Considéré du point de vue du « cours de la vie », le concept d’apprentissage vient également s’inscrire dans la supra-structure d’un processus et il est thématisé en fonction de ce processus et des figures biographiques qui permettent la perlaboration de l’expérience. Lorsque, dans le texte qui suit, il est question d’« apprentissage », il ne s’agit pas de la démarche d’acquisition et d’appropriation progressive de savoirs ou de compétences ciblés, mais du processus hautement organisé de la perlaboration, de la liaison et de la (trans)-formation des processus premiers d’apprentissage en une figure biographique d’expériences, c’est-à-dire en quelque sorte d’un « ordre second » des processus d’apprentissage.


La formulation « apprentissage et formation tout au long de la vie » indique en premier lieu une mesure de temps, une extension quantitative ou une durée qui est celle du temps d’une vie humaine. Cela peut paraître au premier abord trivial, mais la dimension du temps (« apprendre demande du temps ») et l’ordre dans lequel se déroulent les phénomènes (« une chose après l’autre », « ce que l’on n’apprend pas petit, on ne l’apprend jamais ») jouent toujours un rôle dans les processus d’apprentissage et de formation. Du reste, l’impression de trivialité disparaît dès qu’il s’agit de définir la manière dont cet aspect de la temporalité est conceptualisé.

  • La durée de la vie (Lebensspanne) est certes biologiquement fondée (à travers sa relation principi(...)
  • La Biographieforschung ou recherche biographique est un secteur des sciences sociales – non identi(...)

La temporalité des processus d’apprentissage ne doit pas être nécessairement pensée dans la perspective du cours entier de la vie. La plupart des théories (psychologiques) de l’apprentissage thématisent par exemple l’apprentissage en termes de changements comportementaux – plus ou moins complexes – sur l’horizon temporel de la situation d’apprentissage ou d’action. Une autre théorie, moins représentée dans les contextes pédagogiques, questionne les processus d’apprentissage des agrégations sociales (institutions, classes, nations, sociétés) dans une dimension historique (mots clés : histoire des mentalités, « héritage social », expériences collectives face aux crises et aux changements historiques). Le point de vue du « cours de la vie » adopte un niveau d’analyse temporel spécifique qui se trouve en relation avec d’autres dimensions temporelles, mais qui relève d’une logique de construction qui lui est propre (Schuller, 1997). Il n’est plus ici essentiellement question de mesure quantitative de la « durée de la vie », mais de l’aspect qualitatif des processus qui ont lieu toute la vie et de leur structuration socioculturelle. C’est cet aspect qui est conceptualisé sous le terme de biographie. Seule une conception théorique de la biographie – telle sera notre thèse – justifie l’exposition analytique et la délimitation de l’« apprentissage tout au long de la vie » (ou encore de l’apprentissage « biographique ») comme objet de la recherche biographique (Alheit & Dausien, 2000a ; Dausien, 2001).

Les réflexions suivantes ont pour objet de développer les motifs qui fondent ce point de vue et d’indiquer les lignes du vaste programme de recherches aussi bien théoriques qu’empiriques auquel il ouvre. Le caractère programmatique de ce texte découle de l’état actuel de la recherche : malgré l’avalanche de publications (pas toujours entièrement) scientifiques sur le thème de « l’éducation tout au long de la vie », il existe encore relativement peu de réflexions théoriques et encore moins de recherches empiriques qui étudient le phénomène en lui-même sans en présupposer abstraitement le cadre.


L’éducation tout au long de la vie peut être considérée sous différents aspects. Dans la discussion actuelle, on distingue surtout deux points de vue :

  1. Un intérêt principalement motivé par la politique de la formation en rapport avec le changement des conditions de la société du travail et de l’éducation, entraînant des conséquences pour l’organisation sociale individuelle et collective de l’apprentissage.
  2. Un point de vue à caractère essentiellement pédagogique concernant les conditions et les possibilités d’un apprentissage biographique des membres de la société.
Le premier point de vue a inspiré depuis les années 1960 une politique internationale de l’« éducation tout au long de la vie » (Dohmen, 1996 ; Field, 2000 ; Gerlach, 2000) qui vise à la recherche et au développement de nouvelles conceptions de formation en vue de la création de ressources économiques et culturelles concernant plus particulièrement les sociétés occidentales. En arrière-plan, il y a le diagnostic que le changement social accéléré, les ruptures et les mutations dont il est porteur, exigeant, pour être surmontés par les acteurs sociaux, des compétences et une flexibilité qui ne peuvent plus être acquis au rythme et dans les formes institutionnalisées des processus « traditionnels » de formation. Les cadres des programmes de formation doivent être transformés, des réseaux sociaux nouveaux et de nouveaux environnement de formation doivent être créés (Alheit, 1999 ; Field, 2000, p. 69 et suivantes). Les réflexions de nature politique menées dans ce contexte prennent généralement la forme de « lignes directrices » (Dohmen, 1996) et de mémorandums (Field, 2000).

Le deuxième point de vue – qui s’inscrit dans le contexte d’une science de l’éducation orientée sur le sujet – prend pour objet les processus d’apprentissage et de formation de l’acteur social individuel. Dans ce cadre, l’attention s’est surtout portée sur les aspects non formels, informels, non institutionnalisés et auto-organisés de l’apprentissage. Les mots clés « l’apprentissage au quotidien », « l’apprentissage à partir des expériences », « l’apprentissage par assimilation », « l’apprentissage lié au monde-de-vie » ou « l’autodidaxie » constituent de nouveaux thèmes et champs de la recherche (Dohmen, 1996 ; Kade/Seitter, 1996 ; Konzertierte Aktion Weiterbildung, 1998). Nous traiterons des aspects de ce débat, hétérogène d’un point de vue théorique, sous la perspective d’une théorie biographique.

RD 


[1] Commission of the European Communities, 2000, p. 3.
[2] Commission of the European Communities, 2000, p. 5.
[3] Ibid. p. 8.
[4] Ibid. p.9.
[5] Department for education and employment, 1998, p. 7.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire