Le
concept d’« apprentissage tout au long de la vie » reste mal défini.
Que nous apprenions durant toute la durée de notre vie apparaît comme une
évidence. De nos premiers pas, de nos premiers mots jusqu’à notre âge le plus
ancien, nous faisons des expériences nouvelles, acquérons des savoirs nouveaux
et de nouvelles compétences.
Cette
façon que nous avons d’apprendre, nous en sommes presque aussi inconscients que
du fait de respirer. Assurément nous apprenons aussi à l’école, dans
l’entreprise, à l’université, et dans les établissements de formation ;
mais même dans ces lieux institués de formation et d’apprentissage, ce que nous
apprenons de véritablement important n’a souvent rien à voir avec les
programmes officiels. Nous expérimentons des situations, nous acquérons des
habiletés, nous mettons à l’épreuve nos émotions et nos sentiments dans
l’« école » la plus effective qui soit : l’« Université
de la vie » (Field, 2000 : VII). Ainsi apprenons-nous et nous
formons-nous dans les conversations avec les amis, en regardant la télévision
et en lisant des livres, en feuilletant des catalogues ou en surfant sur
Internet, aussi bien que lorsque nous réfléchissons et que nous faisons des
projets. Qu’importe si cette façon de nous former est triviale ou
recherchée : nous ne pouvons rien changer au fait que nous sommes des
apprenants « au long cours » de la vie.
Dans
les débats des trente dernières années concernant la politique de la
formation – et particulièrement dans ceux de la dernière
décennie – le concept d’apprentissage tout au long de la vie a pris
une dimension stratégique et fonctionnelle. C’est à lui que l’on a recours pour
définir les missions de formation des sociétés postmodernes. Le document
européen le plus important concernant la politique de la formation, le « Mémorandum
sur l’éducation et la formation tout au long de la vie », ratifié en mars
2000 à Lisbonne par la Commission européenne, précise ainsi : « L’apprentissage
tout au long de la vie (lifelong learning) n’est plus seulement un des aspects
de l’éducation et de l’apprentissage ; il doit devenir le principe
directeur garantissant à tous un accès aux offres d’éducation et de formation,
dans une grande variété de contextes d’apprentissage »[1]
Deux
raisons principales sont évoquées pour justifier cette affirmation :
- « L’Europe est devenue une société fondée sur la connaissance et l’économie. Plus qu’auparavant, l’accès aux informations et aux connaissances les plus récentes, ainsi que la motivation et les savoirs nécessaires à l’utilisation intelligente, personnelle et collective de ces ressources, deviennent la clé de la compétitivité européenne, elles sont également bénéfiques à l’employabilité et à l’adaptabilité de la force de travail.
- Les Européens vivent actuellement dans un monde social et politique complexe. Beaucoup plus qu’auparavant, les individus veulent planifier leurs vies, ils espèrent contribuer activement à la société et ils doivent apprendre à vivre positivement dans leur diversité culturelle, ethnique et linguistique. L’éducation, dans son sens le plus large, est la clé pour apprendre et comprendre comment relever ces défis »[2]
Cette
double motivation, si elle restreint le concept à sa seule dimension
fonctionnelle, permet cependant d’en préciser la définition. Le Mémorandum
stipule clairement que l’éducation tout au long de la vie concerne
toutes les activités significatives d’apprentissage qu’il récapitule
ainsi :
- « Les processus d’apprentissage formels qui ont lieu dans les institutions de formation classiques et qui sont généralement validés par des certifications socialement reconnues.
- Les processus d’apprentissage non formels qui se déroulent habituellement en dehors des établissements de formation institutionnalisés – sur le lieu de travail, dans des organismes et des associations, au sein d’activités sociales, dans la poursuite d’intérêts sportifs ou artistiques.
- Les processus d’apprentissage informels, qui ne sont pas entrepris intentionnellement et qui « accompagnent » incidemment la vie quotidienne. »[3]
L’intérêt
de cette nouvelle compréhension du concept d’éducation réside dans la mise en
synergie de ces différents modes d’apprentissage. L’apprentissage ne doit pas
être seulement et systématiquement élargi à toute la durée de la vie. Il doit
également se dérouler « lifewide », c’est-à-dire être
généralisé à tous les domaines de la vie, pour que se mettent ainsi en place
des environnements d’apprentissage où les différents modes
d’apprentissage trouvent à se compléter organiquement. « La dimension
du “lifewide learning” (éducation embrassant tous les aspects de la vie)
met l’accent sur la complémentarité entre apprentissages formels, non formels
et informels »[4]
Ainsi
entendue, l’éducation tout au long de la vie semble répondre à une nécessité
économique et sociale de premier plan. Et elle ne concerne pas seulement les
élites traditionnelles mais tous les membres de la société. Le Livre blanc
de l’éducation tout au long de la vie, publié par le ministère de
l’éducation anglais en 1998, affirme dans son propos central : « Pour
faire face au changement rapide et au défi de l’âge de l’information et de la
communication, nous devons nous assurer que les gens puissent retourner
apprendre tout au long de leur vie. Nous ne pouvons pas compter sur une seule
petite élite, quel que soit son haut degré d’éducation. En revanche, nous avons
besoin de la créativité, de l’esprit d’entreprise et de l’instruction de
tous. »[5]
Le
« concept nouveau » d’éducation tout au long de la vie est révélateur
d’un phénomène sociétal que le chercheur en sciences de l’éducation John Field
a appelé « le nouvel ordre éducatif » (Field, 2000,
p. 133 et suivantes). Apprendre prend une signification nouvelle :
pour la société toute entière, pour les institutions éducatives et pour les
individus. Cette reconfiguration ne va pas sans contradiction interne : le
nouvel apprentissage vient d’abord s’inscrire dans un cadre économique et politique,
dont les objectifs sont la compétitivité, l’employabilité et l’adaptabilité des
« forces de travail ». En même temps, la liberté biographique
de planification et l’engagement social des individus doivent en sortir
renforcés. L’éducation tout au long de la vie peut ainsi apparaître sous un
double aspect d’« instrumentalisation » et d’« émancipation ».
En
raison des sens multiples attachés aux concepts d’éducation et de formation
tout au long de la vie, un bref éclaircissement notionnel nous semble utile. Il
nous permettra en même temps de préciser le point de vue que nous adoptons pour
cette analyse.
Les
concepts de formation et d’apprentissage, qui ont chacun leur
champ sémantique et leur tradition théorique, ne peuvent être systématiquement
discutés et délimités l’un par l’autre. Dans la suite de ce texte, ils seront
employés l’un et l’autre et leur signification sera spécifiée en fonction du
contexte.
Globalement, on peut différencier le concept plus
« restreint » d’apprentissage en tant qu’il se rapporte à des
activités ciblées d’acquisition de savoirs et de savoir-faire et le concept
plus large de formation qui tend généralement à se rapporter à des
processus qui englobent des activités d’apprentissage, les inscrivent dans des
figures individuelles et collectives de développement personnel. Considéré du
point de vue du « cours de la vie », le concept d’apprentissage vient
également s’inscrire dans la supra-structure d’un processus et il est thématisé
en fonction de ce processus et des figures biographiques qui permettent la
perlaboration de l’expérience. Lorsque, dans le texte qui suit, il est question
d’« apprentissage », il ne s’agit pas de la démarche d’acquisition et
d’appropriation progressive de savoirs ou de compétences ciblés, mais du
processus hautement organisé de la perlaboration, de la liaison et de la
(trans)-formation des processus premiers d’apprentissage en une figure
biographique d’expériences, c’est-à-dire en quelque sorte d’un « ordre
second » des processus d’apprentissage.
La
formulation « apprentissage et formation tout au long de la vie »
indique en premier lieu une mesure de temps, une extension quantitative ou une
durée qui est celle du temps d’une vie humaine. Cela peut paraître au premier
abord trivial, mais la dimension du temps (« apprendre demande du
temps ») et l’ordre dans lequel se déroulent les phénomènes (« une
chose après l’autre », « ce que l’on n’apprend pas petit, on ne
l’apprend jamais ») jouent toujours un rôle dans les processus
d’apprentissage et de formation. Du reste, l’impression de trivialité disparaît
dès qu’il s’agit de définir la manière dont cet aspect de la temporalité est
conceptualisé.
- La durée de la vie (Lebensspanne) est certes biologiquement fondée (à travers sa relation principi(...)
- La Biographieforschung ou recherche biographique est un secteur des sciences sociales – non identi(...)
La
temporalité des processus d’apprentissage ne doit pas être nécessairement
pensée dans la perspective du cours entier de la vie. La plupart des théories
(psychologiques) de l’apprentissage thématisent par exemple l’apprentissage en
termes de changements comportementaux – plus ou moins
complexes – sur l’horizon temporel de la situation d’apprentissage
ou d’action. Une autre théorie, moins représentée dans les contextes
pédagogiques, questionne les processus d’apprentissage des agrégations sociales
(institutions, classes, nations, sociétés) dans une dimension historique (mots
clés : histoire des mentalités, « héritage social », expériences
collectives face aux crises et aux changements historiques). Le point de vue du
« cours de la vie » adopte un niveau d’analyse temporel
spécifique qui se trouve en relation avec d’autres dimensions temporelles, mais
qui relève d’une logique de construction qui lui est propre (Schuller, 1997).
Il n’est plus ici essentiellement question de mesure quantitative de la
« durée de la vie », mais de l’aspect qualitatif des processus qui
ont lieu toute la vie et de leur structuration socioculturelle. C’est cet
aspect qui est conceptualisé sous le terme de biographie. Seule une
conception théorique de la biographie – telle sera notre
thèse – justifie l’exposition analytique et la délimitation de
l’« apprentissage tout au long de la vie » (ou encore de
l’apprentissage « biographique ») comme objet de la recherche
biographique (Alheit & Dausien, 2000a ; Dausien, 2001).
Les
réflexions suivantes ont pour objet de développer les motifs qui fondent ce
point de vue et d’indiquer les lignes du vaste programme de recherches aussi
bien théoriques qu’empiriques auquel il ouvre. Le caractère programmatique de
ce texte découle de l’état actuel de la recherche : malgré l’avalanche de
publications (pas toujours entièrement) scientifiques sur le thème de
« l’éducation tout au long de la vie », il existe encore relativement
peu de réflexions théoriques et encore moins de recherches empiriques qui
étudient le phénomène en lui-même sans en présupposer abstraitement le cadre.
L’éducation
tout au long de la vie peut être considérée sous différents aspects. Dans la
discussion actuelle, on distingue surtout deux points de vue :
- Un intérêt principalement motivé par la politique de la formation en rapport avec le changement des conditions de la société du travail et de l’éducation, entraînant des conséquences pour l’organisation sociale individuelle et collective de l’apprentissage.
- Un point de vue à caractère essentiellement pédagogique concernant les conditions et les possibilités d’un apprentissage biographique des membres de la société.
Le premier point de vue a inspiré depuis les années 1960 une
politique internationale de l’« éducation tout au long de la vie »
(Dohmen, 1996 ; Field, 2000 ; Gerlach, 2000) qui vise à la recherche
et au développement de nouvelles conceptions de formation en vue de la création
de ressources économiques et culturelles concernant plus particulièrement les
sociétés occidentales. En arrière-plan, il y a le diagnostic que le changement
social accéléré, les ruptures et les mutations dont il est porteur, exigeant,
pour être surmontés par les acteurs sociaux, des compétences et une flexibilité
qui ne peuvent plus être acquis au rythme et dans les formes
institutionnalisées des processus « traditionnels » de formation. Les
cadres des programmes de formation doivent être transformés, des réseaux
sociaux nouveaux et de nouveaux environnement de formation doivent être créés
(Alheit, 1999 ; Field, 2000, p. 69 et suivantes). Les réflexions de
nature politique menées dans ce contexte prennent généralement la forme de
« lignes directrices » (Dohmen, 1996) et de mémorandums (Field,
2000).
Le deuxième point de vue – qui s’inscrit dans le
contexte d’une science de l’éducation orientée sur le sujet – prend
pour objet les processus d’apprentissage et de formation de l’acteur social
individuel. Dans ce cadre, l’attention s’est surtout portée sur les aspects non
formels, informels, non institutionnalisés et auto-organisés de
l’apprentissage. Les mots clés « l’apprentissage au quotidien »,
« l’apprentissage à partir des expériences », « l’apprentissage
par assimilation », « l’apprentissage lié au monde-de-vie » ou
« l’autodidaxie » constituent de nouveaux thèmes et champs de la
recherche (Dohmen, 1996 ; Kade/Seitter, 1996 ; Konzertierte Aktion
Weiterbildung, 1998). Nous traiterons des aspects de ce débat, hétérogène d’un
point de vue théorique, sous la perspective d’une théorie biographique.
RD
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