jeudi 12 septembre 2013

Le désenchantement du monde





L’existence d’un autre niveau de réalité et l’existence d’un lien particulier entre l’homme et cet autre niveau apparaissent donc comme les intuitions majeures de l’humanité, celles qui furent présentes en tout temps et en tous lieux.




Il y a 2 500 ans, à l’aube du développement de la pensée rationnelle, il n’est donc pas surprenant de voir que ce sont ces deux intuitions que vont attaquer frontalement les premiers philosophes matérialistes.

Leur but est noble, comme le montre cette analyse de Bernard Pullman : « La crainte devant les mystères du Cosmos et les manifestations impressionnantes de la Nature et la peur, plus obsédante, de la mort, sont les compagnes inséparables des humains, et aucun bonheur véritable n’est possible aussi longtemps que leurs ombres se projettent sur notre existence. Il faut donc se délivrer de ces craintes. »

Or, quel meilleur moyen d’y parvenir que de montrer que ces mystères et ces manifestations sont explicables en termes d’une physique résolument et strictement mécaniste, dépourvue de toute finalité, ne mettant en jeu que des principes matériels et leurs interactions ? Une telle élucidation des causes des phénomènes naturels, dont la mort même n’est qu’un échantillon, doit servir de fondement à la construction d’une morale conduisant à la sagesse et au bien-être.

Ainsi c’est pour délivrer leurs contemporains de la peur qui découlait de leur croyance selon laquelle leur destin dépendait entièrement du bon vouloir des dieux que Démocrite, Leucippe, Épicure, vont développer la première "théorie atomique" expliquant la genèse du monde complexe où nous vivons par l’interaction aléatoire de composants élémentaires : les atomes.

Les dieux existent peut-être, mais ils n’interagissent nullement avec le monde, contrairement à toutes les conceptions antérieures (pas seulement celles de l’Iliade et de l’Odyssée, mais celles qui existaient depuis des milliers d’années), il n’y a donc pas lieu de les craindre, et cela parce que le Monde suffit pour expliquer le Monde.

Le rejet de la deuxième intuition en découle logiquement. Pour Épicure, « Les châtiments dans l’enfer ne sont pas à craindre, parce que les âmes périssent après la mort et que l’enfer n’existe pas du tout », et Lucrèce affirme : « Quand nous ne serons plus, quand sera consommée la séparation du corps et de l’âme dont l’union constitue notre être, il est clair que rien absolument ne pourra nous atteindre nous qui ne serons plus. » Ainsi débarrassé de la peur des dieux qui ne peuvent intervenir dans les affaires du Monde et de la peur de la mort, puisqu’il n’y a rien au-delà à espérer ou à redouter, l’homme peut mener une vie sage et responsable.

Il est tout à fait extraordinaire de constater comment les siècles qui précèdent le nôtre ont apporté de l’eau au moulin de ce qui, il y a 2.500 ans, n’était qu’une hypothèse, et qui fut considéré pendant 2.000 ans comme une spéculation plus ou moins extravagante, surtout à partir du moment où le développement du christianisme est venu affirmer avec force la rupture entre le Créateur et la créature. Non, le tonnerre n’est pas une colère de Zeus, non, une bonne récolte n’est pas le fruit d’une récompense divine mais de conditions climatiques favorables alliées à une bonne exécution des tâches agricoles, non, les grandes épidémies ne sont pas des punitions mais sont liées à la propagation des microbes ou des virus, non, l’homme n’est pas physiologiquement différent d’un animal, etc., etc. ...

Toutes les grandes découvertes effectuées depuis la Renaissance jusqu’à l’aube du XXème siècle ont ainsi confirmé de façon éclatante cette intuition selon laquelle les évènements se produisant dans notre monde physique pouvaient être expliqués à partir de causes provenant elles aussi du monde physique. Ainsi Dieu n’intervenait pas dans le Monde et dès le XVIIe siècle, redécouvrant Démocrite et le dépassant grâce à l’avalanche des découvertes scientifiques en cours, des philosophes affirmèrent que Dieu était une hypothèse inutile.

Jean Fourastié décrit comment la vision du Monde de l’ensemble de la société en fut, de proche en proche, affectée : « La science du XIXème siècle et du début du XXème reste ainsi dominée non seulement par l’espoir mais par la certitude d’expliquer par le réel tout le réel (...). Le mouvement de discrédit des surréels (populaires et savants) né des premières découvertes de la science expérimentale, s’étendit en effet à la grande majorité de la population. Des académies des sciences, l’esprit nouveau passa dans les académies littéraires, dans les cerveaux des poètes, des artistes, des publicistes, des romanciers, des journalistes ; et de là, successivement, dans ceux du grand public : bourgeois, fonctionnaires, instituteurs, puis dans les classes populaires urbaines, et enfin à une date plus récente, dans les campagnes (...).

Tout ce mouvement, ces causes et ces effets, peuvent être rattachés directement ou indirectement, au progrès des sciences expérimentales : directement par l’exclusion affirmée de Dieu, hypothèse inutile, et du "surnaturel", inobservé, jugé inobservable, attribué donc à l’illusion, à la naïveté primitive de l’âge pré-scientifique, à la superstition ; indirectement par le spectacle permanent de l’efficacité scientifique opposée à celle de la foi qui, malgré la formule célèbre, n’a jamais (?) transporté de montagnes ». (2 p. 123).

Nous semblons donc ainsi arriver à une "fin de l’histoire". Jacques Monod (« L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers dont il a émergé par hasard ») (3. p. 224 ), le Prix Nobel Steven Weinberg (« Plus nous comprenons le Monde, plus il nous semble dépourvu de signification ») (4. p. 179) , Jean Pierre Changeux (« L’homme n’a plus rien à faire de l’esprit, il lui suffit d’être un homme neuronal ») (5. p. 211) ont ainsi transformé l’essai de Démocrite, Épicure et Lucrèce. Les "apôtres" de cette nouvelle "religion" ont pour devise "tout le réel peut être expliqué à partir du réel". On n’insistera jamais assez sur l’importance de cette "autosuffisance explicative" du réel pour l’établissement de la vision du Monde qui imprègne toute notre société.

Tout ce qui existe est issu des interactions des constituants fondamentaux de l’Univers, qui au cours de milliards d’années se sont lentement agrégés les uns aux autres sous l’influence des lois physico-chimiques connues ou de lois que l’on découvrira bientôt. Certes ce qu’il y a à découvrir encore est certainement immense, mais l’essentiel est acquis : la cause de tout ce qui existe dans notre Univers provient de notre Univers.

Comment pourrait-il en être autrement ? De quel autre endroit pourrait-elle provenir ? "Circulez, il n’y a rien (d’autre) à voir ! " nous dit la « science classique », rien d’autre que cet Univers, que ce niveau de réalité où nous vivons, immergés dans le temps, l’espace et la matière. Comment aller plus loin ? Comment dépasser cette vision qui, aussi riche soit-elle, "clôture" notre réel, le rendant justement indépassable. Nous sommes donc bien arrivés à une fin dans cette grande quête de la compréhension de la condition humaine que l’homme poursuit des grottes du Pléistocène aux scientifiques du XXème siècle en passant par les penseurs grecs.

Dieu (ou les dieux, ou les esprits - Monod regroupera ces trois concepts sous le vocable "animisme »), semble ainsi expulsé de l’histoire, il n’y a aucune raison rationnelle de croire en l’existence d’un autre niveau de réalité. Certes, il y a encore de nombreux croyants même parmi les grands esprits scientifiques. Mais ceux-ci sont obligés de séparer leur science et leur foi. On peut croire ce que l’on veut, à titre personnel, mais cela n’a aucun lien avec la connaissance objective, Dieu devient un concept vague et ne saurait rentrer en interaction avec le Monde (comme le dit un grand scientifique chrétien « Depuis que l’on a énoncé les lois de la gravitation, on rapporte beaucoup moins de miracles de lévitation ! »), La philosophie de l’absurde règne en maître, elle qui est parfaitement cohérente avec ce monde soumis, selon la théorie darwinienne à la froideur implacable de la sélection naturelle, et où semble ne s’exprimer ni sentiments, ni projets, où notre propre existence n’a aucune signification.

Sommes-nous plus heureux pour autant ? C’est loin d’être évident ! Il est absolument fascinant de mettre face à face les buts du projet d’explication du réel par le réel tels qu’ils étaient énoncés par les philosophes grecs (libérer l’homme de la peur des dieux et de l’au-delà pour lui permettre de mener une vie sage et responsable), et le résultat de cette démarche tel qu’il est énoncé 2.500 ans plus tard par l’un des plus influents scientifiques matérialistes actuels, le "pape de la sociobiologie », E.O. Wilson, professeur à Harvard, tel qu’il est exprimé à la fin de son ouvrage majeur « Sociobiologie » :

« Quand nous aurons suffisamment progressé pour nous expliquer en ces termes mécanistes, et que les sciences sociales seront totalement épanouies, le résultat auquel nous nous trouverons confrontés risque de ne pas être aisé à accepter. Il semble donc approprié d’achever ce livre ainsi qu’il a commencé, avec ce sombre pressentiment d’Albert Camus : « Un monde qui peut être expliqué fut-ce par de mauvaises raisons est un monde familier. Mais, en revanche, dans un univers privé d’illusions et de lumière, l’homme se sent un étranger. Son exil est sans remède étant donné qu’il est privé du souvenir d’un foyer perdu ou de l’espoir d’une terre promise. C’est malheureusement exact. Mais nous disposons encore d’une centaine d’années. » (6. p. 582)

Ainsi au terme du processus ne se trouve que le désespoir absolu, tout juste Wilson consent-il à nous donner un sursis d’une centaine d’années avant que nous y plongions définitivement !

Alors que Jacques Monod nous "sortait de derrière les fagots" à la fin du "Hasard et la Nécessité" un "humanisme réellement socialiste" qui avait encore moins de liens avec la vision du Monde qu’il avait développée au cours de son ouvrage qu’il en existe entre la foi des "séparationnistes" chrétiens et leur appréhension scientifique du Monde, ceux qui osent aller jusqu’au bout de leur démarche tombent le masque et nous révèlent qu’elle débouche sur la fin de toute forme d’humanisme envisageable, que ce soit l’humanisme chrétien de la Renaissance ou l’humanisme matérialiste issu des lumières.

Ainsi Marvin Minsky, l’un des leaders de l’intelligence artificielle, nous dit : « Les ordinateurs de la prochaine génération seront tellement intelligents que nous aurons de la chance s’ils nous acceptent auprès d’eux comme animaux de compagnie ». Hans Moravec, l’un des principaux spécialistes de la robotique spécule sur la façon dont on remplacera les différents organes du corps y compris le cerveau (!) par des robots, soutenu en cela par le biologiste Richard Dawkins qui annonce, après l’ère des êtres vivants, basés sur les gènes, l’ère des machines basées sur les "mèmes" (quantité d’information) . Quant à Ruiz de Gopegui, élève de Minsky, il n’hésite pas à affirmer : « La liberté est une illusion, on n’est pas intelligent ou sot, mais bien ou mal programmé. Avec les libertés individuelles disparaîtront les libertés civiles et politiques. »

Mais le réel a-t-il vraiment dit son dernier mot en affirmant sa complétude explicative ? Est-il vraiment impossible d’échapper au "désespoir Wilsonien" ? N’oublions pas que, comme nous l’a dit Jean Fourastié, c’est la Science, l’exploration rationnelle du réel, qui a abouti à ce résultat. Et si nous la continuions, cette exploration ? Si nous regardions quel est le message que nous délivrent les connaissances les plus récentes, dans tous les grands domaines scientifiques, en ce qui concerne cette fameuse question, si essentielle, comme nous l’avons vu, pour notre vision du Monde, de la "complétude" du Réel ?

C’est ce que nous allons tenter de faire dans les pages qui vont suivre. Il est clair qu’un tel projet dépasse, si on veut le traiter de manière approfondie, le cadre d’un article comme celui-ci. Nous allons donc prendre quelques points-clés dans les principales disciplines scientifiques que sont la Physique, les Mathématiques, l’Astronomie, la Biologie, la Neurologie et voir comment ils renouvellent complètement la problématique qui, comme un "long fleuve tranquille" s’est développée des intuitions de Démocrite à la "science classique". Puis nous verrons quelles conclusions il est possible d’en tirer par rapport à cette quête de la compréhension de la condition humaine qui a commencé il y a des dizaines de milliers d’années au fond des grottes, où l’art et la religion faisaient leur apparition sur Terre.

RD

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