L’existence
d’un autre niveau de réalité et l’existence d’un lien particulier entre l’homme
et cet autre niveau apparaissent donc comme les intuitions majeures de
l’humanité, celles qui furent présentes en tout temps et en tous lieux.
Il y
a 2 500 ans, à l’aube du développement de la pensée rationnelle, il n’est donc
pas surprenant de voir que ce sont ces deux intuitions que vont attaquer
frontalement les premiers philosophes matérialistes.
Leur
but est noble, comme le montre cette analyse de Bernard Pullman : « La
crainte devant les mystères du Cosmos et les manifestations impressionnantes de
la Nature et la peur, plus obsédante, de la mort, sont les compagnes inséparables
des humains, et aucun bonheur véritable n’est possible aussi longtemps que
leurs ombres se projettent sur notre existence. Il faut donc se délivrer de ces
craintes. »
Or, quel
meilleur moyen d’y parvenir que de montrer que ces mystères et ces manifestations
sont explicables en termes d’une physique résolument et strictement mécaniste,
dépourvue de toute finalité, ne mettant en jeu que des principes matériels et
leurs interactions ? Une telle élucidation des causes des phénomènes
naturels, dont la mort même n’est qu’un échantillon, doit servir de fondement à
la construction d’une morale conduisant à la sagesse et au bien-être.
Ainsi
c’est pour délivrer leurs contemporains de la peur qui découlait de leur
croyance selon laquelle leur destin dépendait entièrement du bon vouloir des
dieux que Démocrite, Leucippe, Épicure, vont développer la première
"théorie atomique" expliquant la genèse du monde complexe où nous
vivons par l’interaction aléatoire de composants élémentaires : les
atomes.
Les
dieux existent peut-être, mais ils n’interagissent nullement avec le monde,
contrairement à toutes les conceptions antérieures (pas seulement celles de
l’Iliade et de l’Odyssée, mais celles qui existaient depuis des milliers
d’années), il n’y a donc pas lieu de les craindre, et cela parce que le Monde
suffit pour expliquer le Monde.
Le
rejet de la deuxième intuition en découle logiquement. Pour Épicure, « Les
châtiments dans l’enfer ne sont pas à craindre, parce que les âmes périssent
après la mort et que l’enfer n’existe pas du tout », et Lucrèce affirme : «
Quand nous ne serons plus, quand sera consommée la séparation du corps et de
l’âme dont l’union constitue notre être, il est clair que rien absolument ne
pourra nous atteindre nous qui ne serons plus. » Ainsi débarrassé de la peur
des dieux qui ne peuvent intervenir dans les affaires du Monde et de la peur de
la mort, puisqu’il n’y a rien au-delà à espérer ou à redouter, l’homme peut
mener une vie sage et responsable.
Il
est tout à fait extraordinaire de constater comment les siècles qui précèdent
le nôtre ont apporté de l’eau au moulin de ce qui, il y a 2.500 ans, n’était
qu’une hypothèse, et qui fut considéré pendant 2.000 ans comme une spéculation
plus ou moins extravagante, surtout à partir du moment où le développement du
christianisme est venu affirmer avec force la rupture entre le Créateur et la
créature. Non, le tonnerre n’est pas une colère de Zeus, non, une bonne récolte
n’est pas le fruit d’une récompense divine mais de conditions climatiques
favorables alliées à une bonne exécution des tâches agricoles, non, les grandes
épidémies ne sont pas des punitions mais sont liées à la propagation des
microbes ou des virus, non, l’homme n’est pas physiologiquement différent d’un
animal, etc., etc. ...
Toutes
les grandes découvertes effectuées depuis la Renaissance jusqu’à l’aube du
XXème siècle ont ainsi confirmé de façon éclatante cette intuition selon
laquelle les évènements se produisant dans notre monde physique pouvaient être
expliqués à partir de causes provenant elles aussi du monde physique. Ainsi
Dieu n’intervenait pas dans le Monde et dès le XVIIe siècle, redécouvrant
Démocrite et le dépassant grâce à l’avalanche des découvertes scientifiques en
cours, des philosophes affirmèrent que Dieu était une hypothèse inutile.
Jean
Fourastié décrit comment la vision du Monde de l’ensemble de la société en fut,
de proche en proche, affectée : « La science du XIXème siècle et du début
du XXème reste ainsi dominée non seulement par l’espoir mais par la certitude
d’expliquer par le réel tout le réel (...). Le mouvement de discrédit des
surréels (populaires et savants) né des premières découvertes de la science
expérimentale, s’étendit en effet à la grande majorité de la population. Des
académies des sciences, l’esprit nouveau passa dans les académies littéraires,
dans les cerveaux des poètes, des artistes, des publicistes, des romanciers,
des journalistes ; et de là, successivement, dans ceux du grand
public : bourgeois, fonctionnaires, instituteurs, puis dans les classes
populaires urbaines, et enfin à une date plus récente, dans les campagnes
(...).
Tout
ce mouvement, ces causes et ces effets, peuvent être rattachés directement ou
indirectement, au progrès des sciences expérimentales : directement par
l’exclusion affirmée de Dieu, hypothèse inutile, et du "surnaturel",
inobservé, jugé inobservable, attribué donc à l’illusion, à la naïveté
primitive de l’âge pré-scientifique, à la superstition ; indirectement par
le spectacle permanent de l’efficacité scientifique opposée à celle de la foi
qui, malgré la formule célèbre, n’a jamais (?) transporté de montagnes ».
(2 p. 123).
Nous
semblons donc ainsi arriver à une "fin de l’histoire". Jacques Monod
(« L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers
dont il a émergé par hasard ») (3. p. 224 ), le Prix Nobel Steven Weinberg (« Plus
nous comprenons le Monde, plus il nous semble dépourvu de signification ») (4.
p. 179) , Jean Pierre Changeux (« L’homme n’a plus rien à faire de l’esprit, il
lui suffit d’être un homme neuronal ») (5. p. 211) ont ainsi transformé l’essai
de Démocrite, Épicure et Lucrèce. Les "apôtres" de cette nouvelle
"religion" ont pour devise "tout le réel peut être expliqué à
partir du réel". On n’insistera jamais assez sur l’importance de cette
"autosuffisance explicative" du réel pour l’établissement de la
vision du Monde qui imprègne toute notre société.
Tout
ce qui existe est issu des interactions des constituants fondamentaux de
l’Univers, qui au cours de milliards d’années se sont lentement agrégés les uns
aux autres sous l’influence des lois physico-chimiques connues ou de lois que
l’on découvrira bientôt. Certes ce qu’il y a à découvrir encore est
certainement immense, mais l’essentiel est acquis : la cause de tout ce
qui existe dans notre Univers provient de notre Univers.
Comment
pourrait-il en être autrement ? De quel autre endroit pourrait-elle
provenir ? "Circulez, il n’y a rien (d’autre) à voir ! "
nous dit la « science classique », rien d’autre que cet Univers, que ce
niveau de réalité où nous vivons, immergés dans le temps, l’espace et la
matière. Comment aller plus loin ? Comment dépasser cette vision qui,
aussi riche soit-elle, "clôture" notre réel, le rendant justement
indépassable. Nous sommes donc bien
arrivés à une fin dans cette grande quête de la compréhension de la condition
humaine que l’homme poursuit des grottes du Pléistocène aux scientifiques du
XXème siècle en passant par les penseurs grecs.
Dieu
(ou les dieux, ou les esprits - Monod regroupera ces trois concepts sous le
vocable "animisme »), semble ainsi expulsé de l’histoire, il n’y a
aucune raison rationnelle de croire en l’existence d’un autre niveau de
réalité. Certes, il y a encore de nombreux croyants même parmi les grands
esprits scientifiques. Mais ceux-ci sont obligés de séparer leur science et
leur foi. On peut croire ce que l’on veut, à titre personnel, mais cela n’a
aucun lien avec la connaissance objective, Dieu devient un concept vague et ne
saurait rentrer en interaction avec le Monde (comme le dit un grand
scientifique chrétien « Depuis que l’on a énoncé les lois de la gravitation, on
rapporte beaucoup moins de miracles de lévitation ! »), La philosophie de
l’absurde règne en maître, elle qui est parfaitement cohérente avec ce monde
soumis, selon la théorie darwinienne à la froideur implacable de la sélection
naturelle, et où semble ne s’exprimer ni sentiments, ni projets, où notre
propre existence n’a aucune signification.
Sommes-nous
plus heureux pour autant ? C’est loin d’être évident ! Il est
absolument fascinant de mettre face à face les buts du projet d’explication du
réel par le réel tels qu’ils étaient énoncés par les philosophes grecs (libérer
l’homme de la peur des dieux et de l’au-delà pour lui permettre de mener une
vie sage et responsable), et le résultat de cette démarche tel qu’il est énoncé
2.500 ans plus tard par l’un des plus influents scientifiques matérialistes
actuels, le "pape de la sociobiologie », E.O. Wilson, professeur à
Harvard, tel qu’il est exprimé à la fin de son ouvrage majeur « Sociobiologie
» :
« Quand
nous aurons suffisamment progressé pour nous expliquer en ces termes
mécanistes, et que les sciences sociales seront totalement épanouies, le
résultat auquel nous nous trouverons confrontés risque de ne pas être aisé à
accepter. Il semble donc approprié d’achever ce livre ainsi qu’il a commencé,
avec ce sombre pressentiment d’Albert Camus : « Un monde qui peut être
expliqué fut-ce par de mauvaises raisons est un monde familier. Mais, en
revanche, dans un univers privé d’illusions et de lumière, l’homme se sent un
étranger. Son exil est sans remède étant donné qu’il est privé du souvenir d’un
foyer perdu ou de l’espoir d’une terre promise. C’est malheureusement exact.
Mais nous disposons encore d’une centaine d’années. » (6. p. 582)
Ainsi
au terme du processus ne se trouve que le désespoir absolu, tout juste Wilson
consent-il à nous donner un sursis d’une centaine d’années avant que nous y
plongions définitivement !
Alors
que Jacques Monod nous "sortait de derrière les fagots" à la fin du
"Hasard et la Nécessité" un "humanisme réellement
socialiste" qui avait encore moins de liens avec la vision du Monde qu’il
avait développée au cours de son ouvrage qu’il en existe entre la foi des "séparationnistes"
chrétiens et leur appréhension scientifique du Monde, ceux qui osent aller
jusqu’au bout de leur démarche tombent le masque et nous révèlent qu’elle
débouche sur la fin de toute forme d’humanisme envisageable, que ce soit
l’humanisme chrétien de la Renaissance ou l’humanisme matérialiste issu des
lumières.
Ainsi
Marvin Minsky, l’un des leaders de l’intelligence artificielle, nous dit :
« Les ordinateurs de la prochaine génération seront tellement intelligents que
nous aurons de la chance s’ils nous acceptent auprès d’eux comme animaux de
compagnie ». Hans Moravec, l’un des principaux spécialistes de la robotique
spécule sur la façon dont on remplacera les différents organes du corps y
compris le cerveau (!) par des robots, soutenu en cela par le biologiste
Richard Dawkins qui annonce, après l’ère des êtres vivants, basés sur les
gènes, l’ère des machines basées sur les "mèmes" (quantité
d’information) . Quant à Ruiz de Gopegui, élève de Minsky, il n’hésite pas à
affirmer : « La liberté est une illusion, on n’est pas intelligent ou sot,
mais bien ou mal programmé. Avec les libertés individuelles disparaîtront les
libertés civiles et politiques. »
Mais
le réel a-t-il vraiment dit son dernier mot en affirmant sa complétude
explicative ? Est-il vraiment impossible d’échapper au "désespoir
Wilsonien" ? N’oublions pas que, comme nous l’a dit Jean Fourastié,
c’est la Science, l’exploration rationnelle du réel, qui a abouti à ce
résultat. Et si nous la continuions,
cette exploration ? Si nous regardions quel est le message que nous
délivrent les connaissances les plus récentes, dans tous les grands domaines
scientifiques, en ce qui concerne cette fameuse question, si essentielle, comme
nous l’avons vu, pour notre vision du Monde, de la "complétude" du
Réel ?
C’est
ce que nous allons tenter de faire dans les pages qui vont suivre. Il est clair
qu’un tel projet dépasse, si on veut le traiter de manière approfondie, le
cadre d’un article comme celui-ci. Nous allons donc prendre quelques
points-clés dans les principales disciplines scientifiques que sont la
Physique, les Mathématiques, l’Astronomie, la Biologie, la Neurologie et voir
comment ils renouvellent complètement la problématique qui, comme un "long
fleuve tranquille" s’est développée des intuitions de Démocrite à la
"science classique". Puis nous verrons quelles conclusions il est
possible d’en tirer par rapport à cette quête de la compréhension de la
condition humaine qui a commencé il y a des dizaines de milliers d’années au
fond des grottes, où l’art et la religion faisaient leur apparition sur Terre.
RD
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire