Le
théologien français André Gounelle[1]
distingue, de manière schématique, trois conceptions, à la fois théoriques et
pratiques, du rapport entre Dieu, être humain et nature.
1. Dieu recours contre la nature
2. Dieu indifférent à la nature
3. La nature créature de Dieu
1.
Dieu recours contre la nature
Le
surnaturel protection contre les menaces de la nature
Pendant longtemps, les êtres humains ont eu peu de
pouvoir sur la nature. Certes, ils la cultivaient et l'aménageaient. Ils
labouraient des champs et plantaient des vignes. Ils traçaient des routes,
construisaient des villes, édifiaient des bâtiments. Ils avaient bien une
action sur leur environnement; mais elle restait restreinte et limitée. Ils ne
lui apportaient que des changements minimes et légers qui ne touchaient pas à
l'équilibre de la terre. Par contre, la nature avait une puissance qui
s’imposait à l’être humain. Il l’admirait et elle l’effrayait. Il lui faisait
confiance et la redoutait. Elle lui paraissait tantôt hospitalière et amicale,
tantôt dure et hostile. Elle l’accueillait et le nourrissait, mais aussi le
rejetait et l’assassinait. Elle pouvait à chaque instant, de manière
imprévisible, le balayer, et l'écraser. Il dépendait beaucoup plus d'elle qu'il
ne la maîtrisait. Se sachant incapable de vraiment lui résister, il comptait
sur les divinités pour lui assurer une protection, il concluait avec le
surnaturel (mot significatif) une alliance qu'on pourrait qualifier de
défensive contre le naturel. La religion fonctionnait comme une précaution
souvent nécessaire, en tout cas utile.
On
perçoit là une première manière de comprendre le lien entre Dieu, l’homme et la
nature. La nature inquiète et agresse l'être humain. La foi vient le rassurer
et lui permet d'habiter le monde sans trop d'angoisse. Il n'est pas seul devant
des forces qui le dépassent : Dieu le protège.
Même
si elle se prolonge et se rencontre jusqu'à nos jours, on peut qualifier cette
conception d'archaïque, de pré-moderne, au sens d'antérieure à la modernité.
Elle domine dans l'Antiquité, au Moyen Age, elle est encore forte à l'époque
classique, même si un tournant commence à se prendre.
À partir du dix-huitième
siècle, deux facteurs vont l'ébranler et conduire beaucoup de penseurs soit à
l'abandonner soit à la faire évoluer.
Une aide inefficace
Le
premier facteur tient à la conscience qui ne cesse de grandir de l'inefficacité
de ce recours à Dieu. Sa protection n'évite pas grand-chose. Il n'empêche pas
les catastrophes de se produire, les maladies de nous frapper, les malheurs de
tomber sur nous, Il ne veut pas ou il ne peut pas les empêcher.
À la suite du
tremblement de terre meurtrier de Lisbonne en 1755, qui épouvante toute
l'Europe, a lieu un grand débat, auquel prennent part Voltaire et Rousseau, sur
l'action de la Providence. En 1902, après l'éruption de la Montagne Pelée en
Martinique qui fit vingt-huit mille victimes, une vaste réflexion s'engage sur
la théodicée (autrement dit sur le problème suivant : comment concilier l'amour
et la puissance de Dieu avec les malheurs qui s'abattent sinon sur des
innocents, du moins sur des gens qui ne sont pas plus mauvais ou coupables que
les autres?). À cette occasion, le pasteur et théologien français Wilfred
Monod, le père de Théodore, que ce problème torturait, écrit les pages les plus
brûlantes de son livre « Aux croyants et aux athées ». Il y a
toujours eu des catastrophes. Mais antérieurement au dix-huitième siècle, à
quelques exceptions près, elles suscitent de forts renouveaux de piété; les
gens se repentent, demandent pardon à Dieu parce qu'ils s'estiment frappés à
cause de leurs péchés (sans savoir toujours lesquels). Si Dieu ne les a pas
protégés, ils en concluent qu'ils n'ont pas remplis leur part du contrat, et
ont été de mauvais croyants. Au contraire, même si les attitudes
traditionnelles persistent chez beaucoup, les catastrophes de Lisbonne et de la
Montagne Pelée conduisent à s'interroger non plus sur les hommes, comme on le
faisait auparavant, mais sur Dieu.
C'est lui, et non plus les sinistrés que
l'on met en accusation. Ou bien on se révolte contre lui; ou bien on nie son
existence; ou bien encore, on met en doute sa capacité d'agir sur la nature.
Ces
débats et réflexions ne conduisent pas les chrétiens à évacuer ou à éliminer
l'affirmation de la Providence, mais à la modifier considérablement. On le
constate, par exemple, chez le théologien protestant allemand Albrecht Ritschl,
décédé en 1889, qui exerça en son temps une influence considérable. Pour lui,
la religion permet à l'homme de faire face à la nature, non pas en lui
promettant des miracles, mais en lui donnant la force intérieure de résister
aux malheurs qui s'abattent sur lui. De même au vingtième siècle, Rudolf
Bultmann écrit : « la foi chrétienne ne donne aucune espèce de sécurité dans le
monde, mais elle confère le courage nécessaire pour traverser les ténèbres et
les énigmes ». La Providence qui faisait le lien entre Dieu, la nature et
l'être humain ne concerne plus la nature; elle ne la régule pas, ni n'en
protège; elle ne fonctionne pas dans l'extériorité et dans la relation avec ce
qui nous entoure, avec notre environnement; elle opère dans l'intériorité, dans
la relation intime du croyant avec Dieu.
La menace et la peur se déplacent
Un
deuxième facteur de changement, également lié à la modernité, intervient. On
découvre que la menace majeure qui pèse sur les humains ne vient pas de la
nature, mais de l'histoire, autrement dit des hommes eux-mêmes. On le constate
chez les marxistes et les socialistes pour qui tout le mal et le malheur
viennent de l'organisation de l'économie et de la société capitaliste.
Au
vingtième siècle, pour beaucoup, la terreur prend le visage des guerres
totales, ce que l'écrivain italien Malaparte a su exprimer avec beaucoup de
force dans des pages hallucinantes où se mêlent désespoir et dérision.
Aujourd'hui, ce n'est pas un tremblement de terre ou une éruption volcanique
qui représentent pour nous le mal et l'horreur suprêmes : c'est la shoah, et
tous les massacres qui l'ont suivie; c'est Tchernobyl et l'auto-empoisonnement
de l'humanité par ses propres produits. La question lancinante devient : "comment
croire en Dieu après Auschwitz - et non plus après Lisbonne ou la Montagne
Pelée?" Sur ce thème récurrent dans les années 60 à 90, comment ne pas
citer le beau livre du philosophe juif Hans Jonas, « Le concept de Dieu après
Auschwitz ». Quand Camus publie en 1947 son roman La peste, il se sert
de l'épidémie comme symbole ou allégorie de l'occupation nazie; la peste n'est
plus, comme elle l'était au seizième siècle, le malheur naturel par excellence,
mais elle devient une image ou une parabole de l'abomination humaine.
Avec
l'avènement de la modernité, la grande peur des humains se déplace. Ils
redoutent beaucoup plus leurs congénères qu'ils ne craignent la nature. Les
secousses sismiques de l'Iran ont moins de retentissement que la destruction
des tours jumelles de Manhattan. Bien sûr, il y a encore des catastrophes
naturelles, mais on a justement noté que très vite les médias et l'opinion
publique laissent de côté leur caractère purement accidentel pour mettre
l'accent sur les défaillances techniques de ce qu'on appelle "la
prévention des risques naturels". On cherche des responsabilités, au
demeurant souvent réelles : on n'aurait pas dû autoriser à construire à tel
endroit et de telle manière, on n'a pas su prévoir et prévenir ce qui allait
arriver. De même quand une opération chirurgicale ou un traitement médical
tournent mal, lorsqu'un arbre tombe sur un enfant, ou qu'il se noie dans un
cours d'eau, on intente des procès au praticien ou au maire. On ne s'en prend
plus à des caprices imprévisibles de la nature, mais à des erreurs de la
technique, et c'est donc l'être humain, et uniquement lui, qui est en cause.
Ces
changements de culture, de perception des choses, de manière de voir font que
demander à Dieu de nous protéger contre la nature, compter sur lui pour nous
épargner les catastrophes a perdu beaucoup de sa pertinence : d'une part parce
que nous avons le sentiment, à tort ou à raison, que Dieu n'intervient pas dans
ce domaine; ensuite, parce que pour nous le danger majeur ne vient pas de la nature,
mais de l'être humain.
2. Dieu indifférent à la nature
La notion de modernité
La
deuxième manière de comprendre le rapport entre Dieu, la nature et l'être
humain apparaît au dix-septième siècle,
même s'il y a eu quelques précédents ; elle atteint son apogée au dix-neuvième
siècle et au début du vingtième siècle. Elle caractérise la modernité. Quand je
parle de modernité, il ne s'agit pas de ce qui est récent ou actuel, mais des
conceptions et des valeurs qui prédominent dans une période culturelle qui va
en gros de la fin du Moyen Age jusqu'au troisième tiers du vingtième siècle. La
modernité, avec ses idées, ses orientations et ses pratiques, s'installe
progressivement, par étapes successives en Europe et en Amérique du Nord, avant
de connaître un déclin qui commence avec la première guerre mondiale et qui
s'accentue à la suite de la deuxième. Bien entendu, les découpages de
l'histoire culturelle en périodes sont approximatifs et relatifs. Les passages
d'une période à une autre ne sont jamais tranchés ; les changements s'opèrent
progressivement et ils ne balaient pas totalement ce qui a précédé. Il y a
toujours des groupes qui vont à contre-courant, qui résistent aux tendances
majeures d'une période, qui adoptent des orientations réactionnaires ou non-conformistes.
Des attitudes et des mentalités archaïques restent fortes dans la période
moderne et subsistent jusqu'à nos jours, tandis que les principes de la
modernité continuent aujourd'hui à avoir beaucoup de poids.
La nouvelle perception de la nature
L'Antiquité
et le Moyen Age, nous l'avons vu, considèrent la nature comme une puissance
menaçante ou favorable qui domine l'être humain, qui décide de son existence,
mais que Dieu domine, ce qui fait que Dieu peut protéger les croyants contre
les menaces de la nature et les préserver de ses excès. La modernité voit
plutôt dans la nature une propriété ou un domaine que Dieu confie à l'homme,
qu'il lui demande de cultiver et d'administrer, selon la mission reçue par Adam
au chapitre 2 de la Genèse.
Dans
la première conception, les humains sont soumis à la nature et la nature est
soumise à Dieu. Pour la modernité, la nature est soumise à l'être humain et
l'être humain est soumis à Dieu. La hiérarchie a changé : ce n'est plus la
nature qui domine l'être humain, mais l'être humain qui est appelé par Dieu à
dominer la nature. La nature n'a donc plus grand chose à voir avec la religion,
c'est-à-dire avec la relation de Dieu et du croyant (je prends ici religion au
sens de relation, selon une des étymologies possibles de ce mot). Autrement
dit, la nature perd toute dimension spirituelle, elle ne concerne plus,
n'intéresse plus la foi, elle devient neutre, laïque, séculière.
Le
tournant se situe au dix-septième siècle, ce que souligne très justement le
Professeur Jean Rohou dans un livre tout récent qui a pour titre « Une
révolution de la condition humaine » (comprenez une révolution dans la
manière de comprendre la condition humaine). Plusieurs changements
considérables interviennent à ce moment-là. J'en signale quelques-uns, à très
gros traits, sans chercher à les indiquer tous, et sans entrer dans les nuances
ou les précisions que demanderait une analyse plus fine.
- D'abord l'évidence externe de Dieu
s'efface pour laisser la place à une conviction interne, autrement dit on ne
cherche plus les signes de la présence de Dieu dans la nature, mais dans l'âme.
En 1537, Calvin publie une Brève instruction chrétienne, qui déclare que
l'univers manifeste la grandeur de Dieu avec une telle clarté que pour ne pas
la percevoir, il faut être une bête brute (autrement dit avoir perdu l'esprit,
n'être plus un humain). Cent trente ans plus tard, Pascal écrit : "le
silence éternel des espaces infinis m'effraie". Le monde a perdu sa
dimension religieuse, il ne témoigne plus d'aucune présence. La modernité
n'évacue pas la transcendance; elle la situe ailleurs ou autrement, Pour elle,
Dieu se manifeste dans la conscience, non dans l'univers devenu muet et vide.
- Autre changement, l'Antiquité et le
Moyen Age, avec des exceptions, méprisent le travail, y voient une activité
vile, sans valeur, tout juste bonne pour les esclaves ou les couches
inférieures de la société. Quand on le juge utile, on entend le réduire autant
que faire se peut ; il ne doit en tout cas pas envahir l'existence y occuper la
place principale, y être prioritaire. Un Platon estime que le travail porte
atteinte à la dignité de l'homme et dégrade son humanité; il ne veut pas que
les artisans fassent partie des citoyens, leur activité les disqualifie.
Dans
la spiritualité monastique, le travail imposé au moine est souvent présenté
comme une pénitence ou une mortification. À partir du dix-septième siècle, au
contraire, on honore le travail, on le met en valeur et on va parfois jusqu'à
l'idolâtrer. On déconsidère le paresseux, l'oisif, dont on estime qu'il manque
à ce qui fait la dignité humaine. On réhabilite le laboureur, l'artisan, la
servante, bref ceux qui cultivent, aménagent, entretiennent la nature et ne se
contentent pas de demander à Dieu de la rendre favorable. Pour le moderne, ce
n'est pas ce qui lui est donné qui fait la valeur d'un être humain, mais ce
qu'il fait. Zwingli, le Réformateur de Zurich, écrit ces lignes
caractéristiques de l'avènement de la modernité : « Fruit et croissance suivent
la main du travailleur, comme au début de la Création toute chose devint
vivante par la main de Dieu ... Le travailleur est plus comparable à Dieu que
quoi que ce soit dans le monde ». La plupart des Réformateurs condamnent la vie
contemplative des monastères et préconisent une vie active : c'est en
travaillant et pas en priant - ou pas seulement en priant - qu'on obéit à Dieu
et qu'on lui rend un culte.
-
Enfin, dernier changement que je relève, dans l'Antiquité et au Moyen Age, le
philosophe ou le savant (qu'on ne distingue pas) a pour but d'observer et de
comprendre le monde, pas d'y agir et de le changer. Les deux grandes
philosophies qui dominent la pensée occidentale jusqu'au dix-septième siècle, à
savoir le stoïcisme et l'épicurisme, veulent comprendre et décrire la réalité,
et ne songent nullement à lui apporter une quelconque modification. Descartes
assigne au savoir un autre objectif : métamorphoser les conditions de vie,
agencer autrement le monde, lui donner un visage différent. Dans le Discours de
la méthode (1637), il écrit : « Au lieu de cette philosophie spéculative »
(c'est-à-dire de cette philosophie qui se contente de regarder; spéculer
signifie étymologiquement discerner, contempler), il nous faut en trouver une «
pratique » qui puisse « nous rendre maîtres et possesseurs de toutes choses ».
En s'appropriant ainsi le monde, le moderne ne pense pas prendre la place de
Dieu, détruire l'ordre qu'il a voulu, ni se révolter contre lui à la manière
d'un Prométhée, mais, au contraire, lui obéir, répondre à la vocation et à la
mission qu'il donne à Adam.
L'ingénieur et l'existentialiste
À
partir du dix-septième siècle, de spectateur attentif et intelligent, celui qui
sait se transforme petit à petit en acteur ou en ouvrier. La technique se
développe, d'abord assez lentement, puis de plus en plus vite, et aujourd'hui
ses progrès sont vertigineux. Dans le deuxième tiers du vingtième siècle, on a
le sentiment que ses capacités ne se heurtent à aucune limite (ce qu'affirment
en particulier les marxistes dont certains vont jusqu'à penser que la science
arrivera à éliminer la mort). On voit surgir une civilisation d'ingénieurs (y
compris ces ingénieurs biologiques que sont les chirurgiens et beaucoup de
médecins) qui a conscience de dominer la terre et s'en réjouit. Elle estime que
la technique ouvre à l'humanité un avenir prometteur, et elle en chante
volontiers les mérites.
Dans
ce contexte, la nature représente de moins en moins une puissance et une
menace. On voit surtout en elle un réservoir de matériaux. On la traite
essentiellement comme un champ d'expérimentation et de réalisations. On
l'exploite et on la transforme en pensant ainsi l'humaniser, c'est à dire la
mettre au service des humains.
Durant la période euphorique du progrès
technique, le christianisme ne se préoccupe guère de la nature (même s'il y a
eu des exceptions). La théologie (en consonance avec les philosophies marxistes
et existentialistes) met l'accent sur l'importance de l'histoire qui nous
délivre des puissances naturelles qui ont longtemps régi notre existence. Dans
le récit de la Genèse, on souligne que la création culmine avec l'apparition de
l'être humain, qui en marque l'aboutissement et la finalité. On rappelle que
Dieu lui confère une prédominance et une autorité. Le monde lui appartient et
lui est soumis. On voit apparaître des théologies acosmiques, pour reprendre
une expression d'André Dumas, acosmique non pas parce qu'elles nieraient le
monde naturel, mais en ce sens que le monde naturel (vu comme un monde
objectif, c'est-à-dire fait d'objets et de mécanismes) ne compte pas, n'a
aucune importance religieuse. Bultmann en fournit un exemple particulièrement
frappant : pour lui la foi est une relation existentielle entre Dieu et l'être
humain, où la nature n'a aucune place, dont elle est exclue. La nature relève
de la technique, du règne du monde ou de la loi, et nullement de la
spiritualité ou du règne de l'évangile.
Voilà
donc cette deuxième manière de comprendre le lien entre Dieu, l’homme et la
nature. L'être humain trouve la vérité de sa vie dans sa relation avec Dieu.
Avec son environnement, il a un rapport purement instrumental, qui n'a rien à
voir avec sa quête d'une existence juste et authentique. Il se sert de la
nature, mise à sa disposition et dépourvue en elle-même de sens et de valeur.
Ni la théologie, ni la spiritualité ne s'y intéressent, car Dieu intervient non
pas en elle, mais dans l'histoire. L'intériorité des humains compte plus que
l'espace neutre où ils vivent, et le sens de leur existence se joue ailleurs
que dans leur rapport avec la terre. Dieu est indifférent à la nature, et la
nature indifférente à Dieu.
3. La nature créature de Dieu
La nature menacée
Le
résultat du développement technique, on le connaît. Il s'impose aujourd'hui à
tous avec une triste évidence. À côté de bienfaits incontestables, qu'il ne
faut pas sous-estimer, il a gravement meurtri et détérioré la nature. Comme le
fait justement remarquer Laurent Gagnebin, au fil des siècles, l'histoire de la
tempête apaisée bascule et s'inverse. Si elles pouvaient parler, les mers, les
rivières, les terres, les plantes, les bêtes crieraient aujourd'hui à Dieu :
"nous sommes en train de périr, protège-nous des entreprises
humaines". Il ne s'agit plus de préserver l'être humain des agressions de
la nature, mais la nature des agressions humaines.
Aujourd'hui,
la menace qui pèse sur la survie de l'être humain vient de la faiblesse et de
la vulnérabilité de la nature et nullement comme autrefois de sa puissance. Du
coup, elle prend pour nous un nouveau visage. Nous découvrons qu'elle nous
ressemble étonnamment. Elle forme un organisme biologique à la fois uni et
diversifié, ce que James Lovelock a souligné en lui donnant un nom personnel,
Gaia, dans un livre publié en 1977. La traduction française a pour titre : « La
terre est un être vivant ». La terre est une créature (un être vivant)
plutôt qu'une création (un objet). Elle se caractérise par un fonctionnement
complexe, aux interrelations multiples et aux équilibres fragiles.
Par
inconscience, nous l'avons mise à la torture, meurtrie et rendue malade. Ce
n'est plus la mer de la tempête apaisée, mais le blessé de la parabole du bon
samaritain qui la représente ou la symbolise. Il importe maintenant de la
soigner, de prendre soin d'elle, de la ramener à une bonne santé. Le mot
"prochain" ne désigne pas seulement ni principalement nos semblables;
il se rapporte, selon l'étymologie, à ce qui est proche de nous, à ce qui nous
entoure, à l'air, à l'eau, à la terre, à la végétation et bien sûr aux animaux.
Le commandement d'aimer notre prochain comme nous-mêmes concerne aussi, voire
d'abord la nature, parce que parmi tous les prochains, en elle, se trouvent
ceux qui nous sont les plus proches. Nous comprenons en général que le
commandement nous demande d'aimer le prochain autant que soi. Aujourd'hui, on
suivrait plutôt l'interprétation d'Hegel pour qui le commandement signifie
qu'il nous fait aimer le prochain comme faisant partie de nous-mêmes; il n'est
pas un autre, extérieur à nous, il est en nous, et nous sommes en lui, ce qui
s'applique par excellence à la nature.
La nature créature de Dieu
Du
coup, on comprend autrement les textes bibliques et on juge partielle et
unilatérale la lecture anthropocentrique qui précédemment dominait. Ainsi, le
récit de la création raconte qu'avant l'apparition de l'être humain, et donc
indépendamment de lui, Dieu regarde le monde, et le déclare bon. La nature a
par conséquent, à ses yeux, un sens en elle-même. Sa valeur ne réside pas
uniquement en ce qu'elle apporte à l'être humain. Quand Dieu ordonne à Adam de
garder et de cultiver le jardin d'Éden, il ne l’autorise pas à le massacrer et
à le détruire à son profit. Servir la nature ne signifie pas l’asservir.
N'avons-nous pas oublié que nous avons une responsabilité à son égard? D'autre part,
quelques textes bibliques indiquent que le dessein de Dieu ne concerne pas
seulement l'être humain. Il prend aussi en compte la nature qui a part au
salut.
On
voit s'esquisser aujourd'hui une troisième conception du rapport entre Dieu,
l’homme et la nature. Le monde n'est pas une puissance qui menace et domine
l'être humain. Il n'est pas simplement un réservoir de matériaux et de
nourriture mis à sa disposition pour en user selon ses besoins et se désirs. Il
est un partenaire, dont il faut prendre soin, auquel il importe d'être
attentif, et qui entre pour lui-même, pas seulement à cause de sa relation avec
nous. L'être humain a eu tort de croire que le monde n’existe qu’en fonction de
lui, pour pourvoir à ses besoins et d'oublier qu'il a une valeur propre. Nous
devons apprendre à regarder fraternellement la nature. La relation avec Dieu ne
consiste pas dans un tête à tête qui exclurait les autres créatures - comme les
amoureux qui selon la chanson, mais pas dans la réalité, sont seuls au monde.
Elle implique, concerne, inclut nos semblables et nos prochains qui forment
avec nous une vaste communauté. Notre attitude envers toutes les créatures concerne
tout autant que notre lien personnel avec Dieu. On ne peut pas dissocier
éthique écologique et éthique sociale.
RD
[1]
André Gounelle, « La Nature, l’Être humain et Dieu », Extraits, http://andregounelle.fr/dieu/la-nature-l-etre-humain-et-dieu.php
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